Texte de LOUIS FRÉCHETTE
(Lévis, 1839 - 1908) Poète, conteur, dramaturge et journaliste

 

UNE RELIQUE
La Corriveau

 

Du haut de la terrasse Dufferin, à Québec, le regard voit briller au loin, sur la rive opposée, à quelques milles en aval, un gracieux clocher à lanternes recouvert en fer-blanc.

C'est celui de la petite église paroissiale de Saint-Joseph de Lévis, pittoresquement assise sur cette pointe de terre qui s'avance dans le fleuve, en face de la chute de Montmorency, vis-à-vis l'extrémité sud-ouest de l'île d'Orléans.

De ce point, le chemin public monte graduellement vers l'ouest, jusqu'à ce qu'il atteigne une élévation où se dressait, il y a quelques années, une élégante colonne d'ordre ionique, surmontée d'une croix dorée.

Cela s'appelait le "Monument de Tempérance".

Là, le soir, en plein air, se faisaient les neuvaines en temps d'épidémie, les exercices du mois de Marie; et, quand arrivait la Fête-Dieu c'était au pied de cette colonne que se construisait le reposoir où aboutissait la procession du Saint-Sacrement.

On y arrivait par un monumental escalier.

Or, à deux pas de cet endroit, à gauche, il y a une fourche de chemins qui fut autrefois célèbre.

Qu'on me permette de raconter à quelle occasion.

En 1849, année où je suivais les exercices préparatoires à la première communion dans l'église de Saint-Joseph de Lévis, je fus témoin d'un événement bien étrange.

Un beau matin, deux fossoyeurs -- un nommé Bourassa et un nommé Samson, si je ne me trompe -- étaient occupés à creuser une fosse dans la partie est du cimetière, lequel, comme dans toutes les campagnes canadiennes, était alors contigu à l'église.

Tout à coup, une des bêches grinça sur quelque chose de métallique.

Qu'était-ce?

On creuse, on bouleverse, on déblaie, et finalement on exhume une cage en fer, ayant exactement la forme d'une horrible ébauche humaine.

Bien qu'elle parût avoir été enfouie là depuis nombre d'années, la lugubre machine était parfaitement conservée.

Je crois la voir encore.

A peine si la rouille avait entamé les solides bandes de gros feuillard et les cercles de fer forgé dont elle se composait.

Ces bandes et ces cercles, fortement liés ensemble par de puissants rivets, se tordaient, s'enroulaient, s'entre-croisaient et se nouaient avec art, en suivant, à la façon des membrures d'un navire, tous les contours des jambes, des bas, du torse et de la tête de ce qui avait dû être un corps humain.

Le tout se complétait par de forts anneaux entourant les chevilles, les genoux, les poignets, les coudes, le cou et la taille.

Sur le sommet de la tête, un gros crochet à base pivotante avait dû servir à suspendre ce singulier cercueil.

Car c'était bien un cercueil, à n'en pas douter, puisqu'il contenait encore quelques ossements.

Et son ensemble indiquait celui d'une femme remarquable de ses formes, si je me rappelle bien.

D'où venait cette funèbre relique?

Quel mystère était renfermé dans ce sinistre réseau de fer?

Les traditions populaires conservées par les plus vieux habitants de l'endroit ne tardèrent pas à résoudre le problème.

On avait là, sous les yeux, un sombre témoin de la barbarie d'un autre âge, le dernier vestige d'un terrible drame judiciaire passé à l'état de légende dans les souvenirs du peuple.

Nous avions là, sous la main, une chose autrefois lugubrement célèbre, et au sujet de laquelle avaient couru les rumeurs les plus fantastiques, un objet qui avait, durant des années, jeté l'épouvantable dans bien des esprits, fait le cauchemar de bien des consciences, et qui avait passé pour avoir été enlevé par le diable et entraîné avec son contenu dans les profondeurs infernales.

Cette trouvaille ôtait un peu de coloris à la légende, mais en revanche fournissait une jolie matière aux investigations des historiens et des archéologues.

Leurs recherches remontèrent au siècle précédent; et, grâce aux traditions appuyées de certains documents recueillis par-ci par-là, voici ce qu'ils exhumèrent de l'oubli.

Juste cent ans avant la date mentionnée plus haut -- c'est-à-dire en 1749 -- par une radieuse journée de printemps, le petit village de Saint-Vallier, situé à quelque vingt milles plus bas que celui de Saint-Joseph de Lévis, était en liesse.

Une foule joyeuse, en habits des dimanches, se pressait aux abords de l'église paroissiale, riant, causant et plaisantant, au son argentin d'une cloche tout récemment importée de France, et qui pour la première fois, conviait les fidèles à une messe de mariage.

Toute la population du Fort -- pour employer une expression locale -- semblait disposée à pavoiser les maisons et à semer de fleurs le perron de l'église que gravissait en ce moment au bras de son père, la belle des belles de dix paroisses à la ronde, la timide et rougissante fiancée, Marie-Josette Corriveau.

Plus d'un regard envieux saluait le jeune fermier à figure martiale qui, lui aussi, le bras appuyé sur celui de son père, entrait en même temps dans la petite église, heureux vainqueur dans une lutte où les plus beaux et les plus riches jeunes gens du district lui avaient disputé la palme.

Mais lui-même était riche et beau; et, du reste, il acceptait si modestement son triomphe que chacun lui pardonnait son bonheur.

Son bonheur!... durant onze ans, un seul nuage sembla en altérer la sérénité.

Contrairement à ce qui se passe d'ordinaire dans les ménages canadiens en général si féconds, le jeune couple vécut seul et les petites têtes roses et blondes manquèrent à son foyer.

Que se passa-t-il d'étrange entre ces deux époux solitaires? Nul ne l'a jamais su.

Un bon matin, les voisins, surpris, virent arriver la jeune femme, échevelée, hors d'elle-même et paraissant frappée de terreur.

Elle raconta en sanglotant qu'elle venait de trouver son mari mort dans son lit.

Le défunt était populaire; il fut sincèrement regretté, et chacun manifesta les plus vives sympathies à la jeune veuve.

La douleur de celle-ci parut si naturelle que nul soupçon ne se fit jour dans l'esprit de personne.

Pourtant, quand on la vit, avec un jeune homme du nom de Louis Dodier, convoler en secondes noces, trois mois seulement après la mort de son premier mari, cela fit jaser.

On surveilla le nouveau couple.

Mais trois ans s'étant écoulés sans que rien de suspect ne fût venu les confirmer, tous les soupçons avaient fini par s'effacer les uns après les autres, lorsque, le matin du 27 janvier 1763, on trouva le corps de Louis Dodier, dans son écurie, presque sous les pieds de son cheval, le crâne fracassé par ce qui parut d'abord être les crampons de l'animal.

Cette fois la justice informa.

Une enquête régulière démontra que le malheureux n'avait pas été frappé par les crampons d'un cheval, mais par une fourche de fer, qui fut retrouvée près de là encore toute maculée de sang.

On exhuma le corps du premier mari, et l'on constata que sa mort avait dû être causée par du plomb fondu qui lui aurait été versé dans les oreilles, -- pendant le sommeil sans doute.

De nouvelles circonstances suspectes s'enchaînèrent les unes aux autres, et bientôt -- pour le meurtre de Dodier au moins -- les preuves s'accumulèrent tellement écrasantes contre la veuve, que personne n'eut plus l'ombre d'un doute sur sa culpabilité.

Le procès eut lieu devant une cour martiale, le seul tribunal qui existât alors dans le pays, lequel avait été cédé à l'Angleterre quelques jours seulement après le crime.

Un point à remarquer, c'est que l'accusée fut jugée au nom du roi d'Angleterre pour un crime commis sur un territoire français, et -- suivant l'expression technique -- contre "la couronne et la dignité du roi de France".

Les preuves, bien que circonstancielles, furent concluantes.

Le témoignage d'une jeune fille du nom d'Isabelle Sylvain porta surtout la conviction dans l'esprit du tribunal, qui se préparait à prononcer la sentence de mort, lorsqu'un incident du plus haut dramatique se produisit.

Un vieillard à cheveux blancs s'était levé dans l'auditoire et s'avançait vers le juges.

- Arrêtez, messieurs! dit-il d'une voix brisée par l'émotion. Ne condamnez pas une innocente. C'est moi qui ai tué Louis Dodier.

Et le vieillard, fondant en sanglots, s'agenouilla en ajoutant:

- Je suis le seul coupable; faites de moi ce que vous voudrez.

C'était le père de l'accusée, Joseph Corriveau qui, fou de douleur en ne voyant aucun autre moyen de sauver la tête de sa fille qu'il adorait, venait de se sacrifier pour elle.

On conçoit l'effet de cette scène.

La personne qui parut le moins émue fut la coupable elle-même; elle accepta froidement le sacrifice de son père, et laissa sans protester tomber la sentence suprême sur la tête de ce martyr de l'affection paternelle.

Voici le texte authentique du jugement qui fut rendu dans cette cause célèbre.

Il est extrait d'un document militaire, propriété de la famille Nearn, de la Malbaie.

C'est à M. Aubert de Gaspé qu'on en doit la découverte:

Québec, 10 avril 1763.

Ordre général.

La Cour Martiale, présidée par le lieutenant-colonel Morris, ayant entendu le procès de M. Joseph Corriveau et de Marie-Josephte Corriveau, Canadiens, accusés du meurtre de Louis Dodier, et le procès d'Isabelle Sylvain, Canadienne accusée de parjure dans la même cause, le gouverneur ratifie et confirme les sentences suivantes: Joseph Corriveau, ayant été trouvé coupable du crime imputé à sa charge, est en conséquence condamnée à être pendu.

La Cour est aussi d'opinion que Marie-Josephte Corriveau, sa fille, veuve du feu Dodier, est coupable de complicité au dit meurtre avant le fait, et la condamne en conséquence à recevoir soixante coups de fouet à neuf lanières, sur le dos nu, à trois lieux différents, savoir: sous l'échafaud, sur la place du marché de Québec, et dans la paroisse de Saint-Vallier, vingt coups à chaque endroit, et à être marquée à la main gauche de la lettre M, avec un fer rouge.

La Cour condamne aussi Isabelle Sylvain à recevoir soixante coups de fouet à neuf lanières sur le dos nu, de la même manière, aux mêmes endroits et en même temps que la dite Josephte Corriveau, et à être marquée de la même façon de la lettre P, à la main gauche.

L'aveu inattendu du vieillard avait naturellement détruit le témoignage de la pauvre fille.

Ses déclarations furent attribuées à des motifs de haine contre l'accusée.

Elle fut déclarée coupable de parjure, et condamnée en conséquence.

Quant à Joseph Corriveau, courbé sous le poids de l'âge moins encore que sous le fardeau d'infamie dont il venait de se charger volontairement, il s'achemina vers la prison, à côté de sa fille, qui, affolée par la joie d'avoir échappé à l'échafaud, ne daigna pas même lui jeter un regard de pitié et de reconnaissance.

Le supérieur des jésuites, à Québec, était alors un révérend père du nom de Clapion.

Ce fut lui qu'on appela auprès du condamné à mort.

Après avoir reçu la confession du vieillard, le prêtre lui fit comprendre que, en supposant même qu'il eût le droit de sacrifier sa vie et de fruster les fins de la justice, sa conscience ne lui permettait pas de faire punir et déshonorer une pauvre jeune fille pour un crime qu'elle n'avait pas commis.

L'héroïque vieillard était chrétien; il aurait volontiers marché à l'échafaud pour sauver sa fille, mais il ne pouvait pas sacrifier son âme.

La vérité fut révélée aux autorités, et l'on fut d'autant plus implacable pour la meurtrière, qu'elle avait lâchement consenti à voir son vieux père subir le dernier supplice pour un forfait dont elle était seule coupable.

Un nouveau procès eut lieu, et voici le texte du jugement; il est puisé aux mêmes sources que le document qui précède:

Québec, 15 avril 1763.

Ordre général,

La Cour Martiale, présidée par le lieutenant-général Morris, est dissoute.

La Cour Martiale générale, ayant fait le procès de Marie-Josephte Corriveau, accusé de meurtre de son mari Dodier, l'a trouvée coupable. Le gouverneur (Murray) ratifie et confirme la sentence suivante: -- Marie-Josephte Corriveau sera mise à mort pour ce crime, et son corps sera enchaîné et suspendu à l'endroit que le gouverneur croira devoir désigner.

Signé, THOMAS MILLS.

La Corriveau -- pour me servir du nom que lui a consacré la tradition -- a passé longtemps pour avoir été enfermée vivante dans la fameuse cage de fer, et plusieurs personnes sont encore sous l'impression qu'elle y est morte de faim.

C'est une erreur.

Elle fut d'abord exécutée en la manière ordinaire, c'est-à-dire pendue sur les plaines d'Abraham, illustrées trois ans auparavant par la célèbre bataille qui conquit à Georges II mourant, un territoire plus grand que l'Europe entière.

Après l'exécution, on forgea sur le cadavre de la suppliciée cette singulière enveloppe, et l'on suspendit le tout au bras d'un immense gibet qu'on éleva sur les hauteurs de Lévis, au carrefour dont j'ai parlé plus haut.

On conçoit quel sujet de terreur cette effroyante exhibition fut pour les habitants du lieu et pour les passants.

Ce cadavre encerclé de fer, que les oiseaux de proie et de nuit venaient déchiqueter, qui tendait lamentablement ses bras fantastiques à tous les horizons, et qui se balançait au vent en grinçant à son crochet rouillé, fut bientôt le sujet de mille légendes plus ou moins noires.

La Corriveau descendait la nuit de sa potence et poursuivait les voyageurs attardés.

Quand l'obscurité était bien opaque, elle s'enfonçait dans le cimetière, et, vampire bardé de fer, elle assouvissait ses horribles appétits à même les tombes nouvellement fermées.

 

Chaque dépouille de trépassé mort sans sacrements lui revenait de droit.

Toutes les portes se verrouillaient au soleil couchant.

Et, s'il arrivait qu'il prit fantaisie au spectre de s'arrêter un instant sur la route, le sol qu'il touchait devenait maudit, et les accidents de toutes sortes s'y multipliaient, jusqu'à ce que la bénédiction d'un prêtre vint conjurer le maléfice.

Sous le gibet, l'herbe était toujours brûlée jusqu'à la racine.

Les âmes en peine s'y donnaient rendez-vous, et des rondes diaboliques y déroulaient parfois d'interminables sarabandes.

Plusieurs personnes dignes de foi y avaient vu de grandes bêtes noires s'allonger, s'allonger, jusqu'à ce qu'elles pussent chuchoter d'épouvantables secrets à l'oreille de la défunte.

C'étaient d'affreux loups-garous, qui, disait-on, la demandaient en mariage.

D'autres fois -- toujours dans les croyances populaires -- les samedis surtout, à minuit sonnant, la potence cessait de grincer, et l'on voyait glisser lourdement dans la nuit sombre je ne sais quel fantôme formidable qui s'avançait lentement du côté de la grève, en rendant à chaque pas comme un cliquetis sinistre de chaînes et de ferrailles.

Alors ceux qui veillaient encore se signaient en tremblant et s'agenouillaient pour balbutier un De profundis.

C'était la Carriveau qui allait faire le sabbat en compagnie des sorciers de l'île d'Orléans.

Au point du jour, elle regagnait son poste, et le gibet recommençait ses lugubres grincements.

Cela ne pouvait pas durer toujours.

Un matin, la Corriveau ne reparut pas.

On vit là du merveilleux, comme toujours.

Le bruit se répandit que l'horrible machine avait été enlevée par le diable.

On remarqua même une vague odeur de soufre dans l'atmosphère.

Le vrai, le voici:

La Corriveau n'était pas seulement un sujet de consternation pour le voisinage; c'était un épouvantail pour les étrangers.

Les habitants de Saint-Michel, de Saint-Charles, de Saint-Gervais et des autres paroisses du bas du fleuve n'osaient plus passer à la Pointe-Lévi, et venaient par eau porter leurs denrées et faire leurs achats à Québec.

Cela causait un tort considérable aux petits commerçants et aux aubergistes de l'endroit.

L'intérêt avait eu raison de la peur.

Quelques hardis gaillards, moins superstitieux que le reste de la population, avaient nuitamment détaché la cage de la potence, et l'avaient enfouie avec son contenu, le long du mur d'enceinte du cimetière, dans un petit espace réservé aux suppliciés et aux noyés inconnus.

Comme de juste, la chose avait été tenue secrète à cause des autorités.

En 1830, lorsqu'on reconstruisit l'église paroissiale détruite par un incendie, le cimetière fut agrandi de ce côté, et c'est ce qui explique la présence de l'étrange relique dans l'intérieur de l'enceinte consacrée.

Tout naturellement, la presse étant inconnue à l'époque de ces singuliers événements, la rumeur publique en avait grossi considérablement les proportions.

Ce ne fut bientôt plus deux individus seulement que la Corriveau avait assassinés.

Les maris augmentèrent si bien en nombre, que, lorsque la cage fut exhumée sous mes yeux en 1849, je me rappelle en avoir entendu compter et nommer bel et bien sept ou huit, avec force détails quant à leur âge, leur caractère, leur profession, et surtout quant aux circonstances tout particulièrement tragiques qui avaient accompagné leur décès.

On s'imagine l'affluence des visiteurs attirés par cette curieuse découverte.

Cela dura une couple de semaines.

Mais, un beau matin, on s'aperçut que la cage de la Corriveau, tenue sous clef, cependant, dans le sous-sol de la sacristie, était de nouveau disparu.

Le diable l'avait encore une fois enlevée.

Mais le diable, cette fois, s'appelait P.-T. Barnum.

Maintenant ceux qui visitent le Boston Museum peuvent apercevoir, dans un recoin peu fréquenté du public, une vitrine oblongue placée verticalement, où se trouve entassée en désordre, une masse de vieilles ferrailles brisées, tordues, enchevêtrées, rongées par la rouille et le feu.

Sur la partie supérieure de l'encadrement, une petite pancarte porte cette inscription:

From Quebec.

C'est tout ce qui reste de la fameuse Cage de la Corriveau.

Source : Almanach du Peuple, 1913, p. 302-307 - Bibliothèque nationale du Canada
Transcription : Nicol Rondeau-Palmieri
Source web : http://www.crif.ca/textes/relique.htm